« La fin de l’histoire ? » À l’été 1989 paraissait, ponctué d’un point d’interrogation, un article de Francis Fukuyama dans la revue américaine « The National Interest ». Son auteur, un chercheur d’un think tank spécialisé dans les questions de défense, s’interrogeait sur la possibilité que la démocratie libérale couplée à l’économie de marché constitue, après la chute du communisme, le modèle ultime d’organisation sociale. A peine remis de la pandémie de Covid-19, le monde a été confronté à la guerre en Ukraine et la situation économique mondiale s’est contractée. Les marchés font face à un triptyque inquiétant avec une inflation (ou pire, une stagflation), la guerre en Ukraine et la démondialisation. Les conséquences géopolitiques de cette conjoncture sont difficiles à prédire mais nous allons sans doute au-devant des plus importants changements depuis trente ans. Et il est probable que la montée des tensions entre les superpuissances et la remise en cause de la mondialisation risquent d’affecter l’économie mondiale. Une nouvelle guerre des blocs pourrait être plus dangereuse que la première, qui a opposé Washington et Moscou. En effet, affronter la Russie et la Chine aura un coût pour les populations occidentales, caractérisée par une instabilité chronique et des crises multiples. L’occident peut-il sacrifier la paix pour garder son hégémonie ?
Aujourd’hui, les États-Unis et la Chine sont deux pays capables de dominer le monde. Ils sont gouvernés par des systèmes internes différents et ils s’affrontent désormais en tant que derniers prétendants. Ces deux superpuissances disposent désormais de ressources financières comparables, ce qui n’a jamais été le cas lors de la première guerre froide, et les technologies de destruction sont encore plus terrifiantes. Elles ont donc une obligation commune minimale d’empêcher qu’une collision catastrophique ne se produise. En effet, une guerre entre Washington et Pékin pourrait renverser la civilisation, sinon la détruire complètement. Dans un monde en pleine mutation, la multiplication des conflits, commerciaux et diplomatiques suscite beaucoup d’incertitudes pour les États et pour les entreprises, déjà bousculés par les disruptions technologiques. Pour autant, si toutes ces transformations soulèvent des peurs, elles ne sont pas forcément le signe d’un arrêt brutal de la mondialisation. Ces métamorphoses appellent surtout une organisation planétaire plus équilibrée et plus juste.
Au cours de la dernière décennie, le monde a donc subi d’importantes mutations, tant sur le plan géopolitique que sur les plans économique ou démographique. Ces métamorphoses, qui se cristallisent toutes au même moment, en 2018, annoncent sans aucun doute la fin d’un monde. Pour de nombreux États, c’est la certitude d’une amplification des incertitudes, à l’image de la décision unilatérale de Trump de sortir de l’accord de Paris sur le climat ou de faire voler en éclat l’accord passé par Barak Obama sur l’Iran. Comment programmer des investissements ou des programmes socio-économiques dans un monde aussi incertain et volatil ? Pour autant, la fin de la mondialisation n’est pas forcément le seul horizon. C’est plutôt à sa métamorphose que nous assistons, sur fond de transformations géopolitiques profondes. Dans les faits, après une montée en puissance de la mondialisation entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin du XXe siècle, nous sommes désormais entrés dans une période de reflux de cette mondialisation.
Au niveau géopolitique, l’ordre mondial est désormais bouleversé par la fin de la « pax americana ». Le rôle des États-Unis comme gendarme du monde, touche à sa fin et la Chine veut désormais prendre cette place. Ce changement réveille les appétits de puissance. Avec un risque majeur d’affrontement planétaire entre la Chine et les États-Unis, d’ici la fin de cette décennie. Face à cette situation, nous entrons clairement dans un moment de démondialisation qui passe par un repli des États sur eux-mêmes et des sociétés sur elles-mêmes. La mondialisation n’est plus vue seulement comme une source de croissance potentielle mais aussi comme une source de tensions.
À la fin des années 1980, le monde était dominé sur le plan économique par un nombre limité de pays industriels, souvent membres de l’OCDE. Beaucoup d’États ont établi des alliances avec les États-Unis avant la chute du mur de Berlin. Au moment de la fin de la guerre froide, cette domination s’est encore renforcée avec la chute de l’URSS. L’économiste américain Francis Fukuyama avait alors annoncé à grands fracas « La Fin de l’Histoire ». Mais, plus de deux décennies après cette annonce, les grands équilibres économiques mondiaux ont été bouleversés. La Chine est devenue la première puissance économique mondiale en parité de pouvoir d’achat. De nombreux pays émergents souhaitent également joué un rôle accru dans l’économie mondiale, le Conseil de sécurité des Nations-Unis issu de la Seconde guerre mondiale, n’est plus représentatif du monde actuel.
Tous ces changements pourraient aboutir à une forme de mondialisation plus régionalisée. Ces métamorphoses annoncent l’entrée dans une nouvelle ère des relations internationales plus tendues, des relations basées sur un monde plus multipolaire. Et de fait, la domination des États-Unis est clairement contestée. Dans « Avant l’hégémonie européenne : Le système mondial après 1250-1350 », Janet Abu-Lughod avait soigneusement construit un récit montrant l’ordre multipolaire qui prévalait lorsque l’Occident était « à la traîne de l’Orient ». Plus tard, l’Occident n’a pris de l’avance, parce que l’Orient était temporairement en désarroi. Il se peut que nous assistions à un changement historique similaire, marqué par un renouveau de l’Orient. Le centre de gravité du monde s’éloigne de l’Occident, et se déplace désormais vers l’Asie, il faut se préparer à ce nouveau monde axé principalement sur un pôle chinois et un pôle occidental.