Depuis plusieurs mois, la mer Baltique est le théâtre de plusieurs ruptures de câbles sous-marins, potentiellement volontaires. Les câbles sous-marins sont aussi cruciaux pour notre « monde connecté » que discrets. Lancé au milieu du XIXe siècle, le système planétaire de câbles sous-marins actuels permettant la circulation de l’énergie et des données informatiques est un pilier fondamental de nos sociétés modernes. En 2013, 265 câbles sous-marins assuraient déjà 99 % du trafic intercontinental d’internet et des communications téléphoniques. Les câbles sous-marins sont destinés au transport de l’énergie (en général renouvelable) et à l’acheminement des télécommunications intercontinentales. Leur pose, après reconnaissance bathymétrique pour repérer le trajet idéal, et leur réparation, est assurée par des navires câbliers, dont la flotte mondiale est estimée à une centaine, repartie en grande partie entre les entreprises américaines, japonaises, française, du Royaume-Uni et de la Chine. Les plus gros câbliers sont les navires poseurs qui peuvent atteindre 20.000 tonnes. Ils possèdent une grande capacité d’emmagasinage de câble et posent les nouvelles liaisons.
Entre la Russie, la Chine et l’Otan, une guerre à bas bruit a débuté depuis le début du conflit en Ukraine. Au cœur de la bataille : les câbles sous-marins qui parcourent les fonds sous-marins. Plusieurs de ces infrastructures critiques ont été endommagées dans la Baltique. Les Russes seraient-ils derrière la rupture de deux câbles de données dans la mer Baltique ? C’est ce que soupçonnent certains pays européens, dont la France. En novembre dernier, un premier câble, appelé C-Lion 1, long de 1172 kilomètres et reliant la Finlande au nord-est de l’Allemagne, avait été sectionné au sud de l’île d’Öland. À la même période, c’était un autre câble de données, le BCS, qui avait été rompu. Il reliait l’île de Gotland (Suède) à la Lituanie. Le 25 décembre dernier, un câble électrique reliant la Finlande à l’Estonie, l’Estlink 2, avait été endommagé, à peine un mois et demi après la rupture de deux câbles de télécom dans les eaux territoriales de la Suède. La Finlande a ouvert une enquête pour faire la lumière sur la panne de cette liaison électrique la reliant à l’Estonie, survenue le jour de Noël. Des incidents similaires ont eu lieu depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.Les autorités finlandaises soupçonnent un pétrolier en provenance de Russie d’être à l’origine d’un sabotage. Très vite, les suspicions se sont donc portées sur la Russie, port d’attache ou d’escale de plusieurs navires impliqués. Le 27 décembre, l’Alliance annonçait le renforcement de sa présence militaire en Baltique. Dans ces deux cas, il semble évident que les câbles ont été coupés volontairement. L’enquête n’en est qu’à ses débuts. Mais déjà, les soupçons se tournent vers un navire chinois, le Yi-Peng 3. Suivi par la marine danoise, il provenait du port russe d’Oust-Louga. La balise de ce navire avait été coupée alors qu’il naviguait à proximité du câble sectionné. Le navire a ensuite été arraisonné dans la zone des eaux territoriales danoises par un patrouilleur P525 de la marine danoise. C’est ce prétendu vraquier chinois qui est soupçonné d’avoir endommagé des câbles de télécommunication reposant au fond de la mer Baltique. Ses manœuvres étranges et la présence d’un capitaine russe sur ce navire battant pavillon chinois avait fait réagir la Première ministre danoise qui suggérait également que c’était bien la Russie qui se trouvait derrière ce sabotage. Une accusation qui avait été considérée par la Russie comme « risible ».
Les espaces maritimes sont donc au cœur de tensions croissantes, par leur rôle central dans la mondialisation des flux de toutes natures, y compris numériques (câbles sous-marins), et par les ressources qu’ils contiennent. Outre la mer de Chine, où les tensions ont des conséquences dans le Pacifique en général, la mer Baltique, l’Atlantique Nord, la Méditerranée et l’océan Indien illustrent une problématique de contrôle de ces espaces maritimes de plus en prégnante. Les câbles sous-marins assurant les communications numériques deviennent de potentielles cibles dans le jeu des puissances. Un câble sous-marin est un câble déposé au fond des mers et des océans par un navire câblier. Il sert principalement aux télécommunications, mais il existe également des câbles destinés au transport d’électricité, permettant notamment l’approvisionnement d’îles proches du continent. Du fait d’Internet, les besoins mondiaux en capacité de transmission de données sont exponentiels. La bande passante internationale utilisée a plus que décuplé entre 2011 et 2018, et a encore triplé entre 2018 et 2023. La crise sanitaire mondiale du début des années 2020, le développement des GAFAM, responsables d’une forte augmentation de la demande, ont contribué à l’essor de cette bande passante. Or, en 2025, près de 99 % du trafic internet mondial transite par plus de 500 câbles sous-marins. Les géants du net (GAFAM, BATX…) possèdent aussi des câbles en propre. Selon un recensement de juin dernier, il y a 559 câbles sous-marins télécoms qui relient les continents. Ce nombre a été multiplié par deux en 10 ans. Et ils se déroulent sur 1,5 million de km en longueur cumulée. Par eux circulent donc 99 % du trafic internet de la planète. D’où le caractère ultra-sensible de ces câbles, habituellement discrets. Le premier câble sous-marin téléphonique date de 1858. La révolution est venue de l’essor des télécommunications mondiales et de la mise au point des câbles à fibre optique.
En 1858, a lieu la première liaison entre l’Europe et les États-Unis. Le président américain de l’époque James Buchanan transmet à la reine Victoria un message qui met 26 min à traverser l’Atlantique. Un message de paix et d’entente, car s’il y a eu à un moment une « utopie » du câble sous-marin, c’était bien celle de la paix. Le câblage sous-marin, potentiellement mondial, devait favoriser la communication et donc l’entente entre les peuples. Conséquences de ces évolutions, les liaisons sous-marines ont gagné en performance et en fiabilité et les appels téléphoniques ont finalement supplanté les messages télégraphiques. Un câble transatlantique installé en 1973 pouvait gérer 1800 conversations simultanées. En 1988, AT&T a installé le premier câble transatlantique utilisant des brins de fibre optique au lieu de fils de cuivre. Cette innovation a porté la capacité à 40.000 appels téléphoniques simultanés. C’est une révolution, la quantité de données qui peut y circuler rend les câbles hyper compétitifs. Et cela n’a pas cessé d’augmenter. Aujourd’hui, certains câbles récents font transiter 500 Tera bits de données par seconde (soit 500 000 gigabits) et nous allons vers le Peta bit (soit 1000 Tera bits). Ce qui veut dire, globalement, que ce sont beaucoup de données qui vont de plus en plus vite. Quelques lieux sont des points nodaux du réseau de câbles internet, comme la station d’atterrissage de Bude, sur la côte occidentale du Royaume-Uni, qui accueille six câbles.
À l’échelle mondiale, les grands nœuds sont le Japon, Singapour et Taïwan. Les goulets d’étranglement de la navigation en sont aussi pour les câbles de télécommunication. L’île d’Hawaï occupe une place centrale dans l’organisation des réseaux transpacifiques. Tous les câbles sous-marins ne sont pas transocéaniques. Beaucoup d’entre eux relient deux points d’un même continent, comme dans l’Atlantique entre Fortaleza, Salvador et Rio de Janeiro au Brésil, ou un continent à une île, comme entre Toulon et Ajaccio. Le pivot mondial du système de câbles sous-marins est formé par le binôme Singapour-Malacca avec 46 câbles entrants ou sortants. Les câbles sous-marins intercontinentaux sont donc aujourd’hui un enjeu géopolitique mondial. La destruction de ces câbles est un danger majeur. En effet, cette neutralisation peut contribuer à l’isolement et à la diminution des capacités de télécommunication des zones concernées. Cela peut être dû à la destruction volontaire par un ennemi potentiel. Normalement, un câble coupé ne nous prive pas d’internet. Le grand principe du réseau de câbles est celui de la redondance : tout est fait pour qu’une coupure, à un endroit T, ne bloque pas le trafic. L’information prend alors un autre chemin. Heureusement, d’ailleurs, parce qu’il y a une centaine d’endommagements par an. De causes naturelles ou accidentelles. D’ailleurs, réparer ou installer les câbles sous-marins, c’est un savoir-faire. Une expertise qui est cruciale aujourd’hui et pour demain. Dans un paysage dans lequel les opérateurs chinois, mais aussi les GAFAM (Google en tête) investissent énormément.
Mais ces destructions peuvent également être involontaires. En effet, ce réseau est fragile. Les ruptures de câbles et les incidents sont fréquents, obligeant les opérateurs à entretenir une flotte de navires de réparation. Ces ruptures peuvent entraîner des dysfonctionnements d’Internet et potentiellement des conséquences économiques graves dans les espaces les moins bien reliés. On recense par ailleurs de très nombreux incidents de ruptures de câbles liés aux chaluts raclant le fond des océans. Les éruptions volcaniques sous-marines peuvent également jouer un rôle, comme celle qui en 2022 avait coupé Internet aux iles Tonga pendant plus d’un mois. Les câbles sous-marins, c’est une infrastructure mondiale, essentielle et en croissance. S’il y a quelque chose qui peut matérialiser notre « monde connecté », ce sont bien les câbles télécoms sous-marins, dont les enjeux sont à la fois géopolitiques, informationnels et stratégiques. Des initiatives ont été mises en œuvre afin de réduire cette dépendance des câbles sous-marins occidentaux, notamment de la part des BRICS. Ces initiatives visent à permettre aux BRICS de s’émanciper du contrôle anglo-américain sur la circulation des données et à briser l’influence de ce même pôle dans le monde. Les transactions financières dans des devises autres que le dollar emprunteront également le nouveau réseau des BRICS. Les 34.000 km de câble des BRICS auront une capacité de 12,8 terabit/s et seront reliés aux câbles WACS (West Africa Cable System), EASSy (Eastern Africa Submarin System) et SEACOM. Ce qui permettra aux cinq pays initiateurs d’avoir un accès direct à 21 pays africains, qui à leur tour auront un accès immédiat à Internet et aux pays des BRICS.
Aujourd’hui, la configuration du réseau est telle qu’elle est sous le contrôle du Royaume-Uni et des États-Unis. Ce contrôle avait été révélé par l’ex-agent Edward Snowden, qui confirmait que l’agence de sécurité nationale américaine (NSA) parvenait à espionner la quasi-totalité de nos communications en contrôlant la colonne vertébrale d’Internet, à savoir le réseau de câbles et les stations terrestres auxquelles ils aboutissaient. Il y a quelques mois, le navire russe Yantar aurait été aperçu au-dessus de câbles sous-marins, au large de l’île de Man. Présenté comme un simple navire de recherche par Moscou, il appartient en réalité à la Direction principale de la recherche en eaux profondes(GUGI), secrète et bien financée, cette unité est spécialisée dans la surveillance sous-marine et la collecte de renseignements. Le Yantar était suivi par la marine britannique, par le HMS Iron Duke, le HMS Cattistock ainsi que le RFA Proteus. Ce n’est pas la première fois que la ZEE irlandaise est ainsi visitée par des navires russes, l’Irlande constituant, selon Moscou, le point faible de l’OTAN. En effet, le pays n’appartient certes pas à l’organisation, mais la zone concentre les trois quarts des câbles sous-marins de l’hémisphère nord et ses capacités de défense sont jugées faibles. Cela étant, la hausse de l’activité des navires russes près de ces câbles sous-marins telle qu’elle a été rapportée peut obéir à une autre motivation : collecter du renseignement, comme le font les Occidentaux, à commencer par les États-Unis qui, pour cela, utilise le sous-marin USS Jimmy Carter.
Cependant, certains jugent peu probable que la Russie soit prête à saboter les câbles sous-marins. Pour la bonne raison qu’elle en subirait également les conséquences économiques. Et comme de nombreuses autres nations c’est certainement un scénario pour lequel ils s’exercent.Par exemple, Taïwan possède 27 câbles sous-marins que les militaires chinois pourraient considérer comme des cibles en cas d’invasion de l’île. Tout comme d’autres transports (maritime, ferroviaire) il est plausible que les câbles de télécommunication soient la cible d’attaques. En temps de guerre ou de crise mondiale, couper l’accès Internet d’un ennemi est un puissant moyen de pression. Nous savons que les géants de la Tech comme Meta, Microsoft, Amazon et Google gèrent des centaines de centres de données remplis de millions de serveurs. On les surnomme les « hyperscalers ». Ce que l’on sait moins, c’est qu’ils gèrent également de plus en plus le système nerveux de l’Internet que sont les câbles sous-marins. L’ensemble du réseau de câbles sous-marins est l’élément vital de l’économie moderne.
Les premiers câbles sous-marins ont relié les principaux axes de communication, tels que Londres et New York. Ces axes restent essentiels, mais de nouvelles routes apportent de la bande passante : la côte ouest du Groenland, l’île volcanique de Sainte-Hélène à l’ouest de l’Afrique, la pointe sud du Chili, les nations insulaires du Pacifique ou encore la ville de Sitka, en Alaska, qui compte 8 000 habitants. Tout cela fait partie d’une transformation progressive des communications sous-marines. Alors que les câbles étaient autrefois l’exception, reliant quelques centres urbains prioritaires, ils deviennent aujourd’hui un maillage à l’échelle mondiale.