Il y a maintenant deux décennies, le 20 mars 2003, le gouvernement américain, soutenu par certains pays européens dont l’Espagne, le Royaume-Uni et l’Italie, déclarait la guerre à l’Irak. Une guerre-éclair qui a duré 26 jours et dont le caractère illégal a contribué à la mort du principe de sécurité collective qui était au cœur de la création des Nations unies en 1945. Le 23 mars 2003 débutait l’attaque massive lancée par Washington et ses alliés en Irak dans le but de renverser Saddam Hussein et de transformer le Moyen-Orient en paradis démocratique. L’absence d’armes de destruction massive a vite révélé les mensonges de Washington. Alors l’accusation d’une corruption au profit de la toute puissante industrie pétrolière américaine prenait du sens. Dick Cheney, Vice-Président de George W. Bush, était particulièrement visé en tant qu’ancien PDG d’Halliburton, géant de la prestation de services pour l’industrie pétrolière. Cette société s’est vu octroyer – au déclenchement de la guerre – un contrat majeur pour réparer les infrastructures pétrolières irakiennes. Rien de très nouveau… 40 ans auparavant, une filiale d’Halliburton, nommée Brown & Root, avait fait d’importantes donations pour appuyer la campagne présidentielle de Lyndon Johnson en 1964. En récompense, Brown & Root obtint de gros contrats de construction navale au Sud Vietnam… Ironie de l’histoire : cette collusion avait été dénoncée par un jeune représentant républicain nommé Donald Rumsfeld. Celui-là même qui, secrétaire à la défense de George W. Bush en 2003, deviendra un « faucon » poussant à la guerre en Irak.
L’agresseur américain, membre fondateur des Nations unies et membre permanent du Conseil de sécurité et ses alliés ont prétendu disposer d’une couverture juridique à leur attaque contre l’Irak en mars 2003. Leurs efforts laborieux n’ont pas réussi à masquer le caractère illégal de l’opération. Les arguments juridiques développés ex post pour la justifier ont été divers, aucun n’étant recevable. Les néocons (pour néo-conservateurs), qui encadrait George W. Bush, voulaient « punir » les auteurs supposés du 11 Septembre, exporter la démocratie dans le monde arabe, enclencher un « cercle vertueux » au Moyen-Orient, sur la voie de la paix et de la prospérité. Ils voulaient aussi « désarmer » un dictateur qu’ils prétendaient doté de la bombe atomique et d’autres armes de destruction massive. Ils se sont totalement et piteusement trompés et obtenu l’exact contraire de l’effet escompté : une déstabilisation profonde et durable de la région, le chaos pour des années en Irak, puis en Syrie voisine et au-delà; un carnage humain et des destructions considérables mais également un coup très dur pour le prestige des États-Unis et leur supposée capacité à dicter la conduite du monde.
Paradoxalement, cette guerre aura permis à l’Iran, pourtant ennemi numéro 1 des États-Unis, de s’incruster au cœur du système politique et milicien irakien ; et il aura accouché de l’organisation de l’État islamique (OEI), comme la guerre américaine en Afghanistan avait accouché de celle d’Al-Qaïda. L’administration américaine de l’époque, a ouvert la porte à l’influence de l’Iran, peut-être le vrai vainqueur géostratégique de la guerre d’Irak, à ce jour. Le vide politique et la montée au pouvoir des chiites, consécutifs à l’invasion, auront permis à l’Iran de s’immiscer dans les affaires politiques de l’Irak chiite pendant de nombreuses années. Jusqu’à récemment, c’était de facto Téhéran qui décidait de l’identité du premier ministre du pays. Quant au contrôle étranger du secteur de l’énergie en Irak, en parallèle avec les compagnies nationalisées, il est aujourd’hui davantage chinois qu’américain. Devant de tels résultats, l’impérialisme américain paraît rétrospectivement bien piteux. Pour certains conseillers juridiques du département d’État, suivis en cela par le procureur général britannique ainsi que par les représentants du Foreign Office, l’invasion de l’Irak s’inscrivait dans une autorisation d’emploi de la force remontant à 1990 et qui serait restée en vigueur. Il s’agissait de la résolution 678 du 29 novembre 1990, prise pendant la première guerre du Golfe. Par ce texte, le Conseil de sécurité avait autorisé tous les États membres des Nations Unies à user de tous les moyens nécessaires pour libérer le Koweït de l’invasion irakienne. Ce texte exigeait que l’Irak se conforme à la résolution précédente (660), celle du 2 août 1990 lui enjoignant de retirer ses troupes du Koweït et à toutes les résolutions adoptées postérieurement. Étendre l’effet de cette résolution douze ans plus tard, et prétendre que l’autorisation alors donnée de recourir à la force vaudrait pour faire appliquer la résolution 1441 de 2002 exigeant que l’Irak accepte le retour des inspecteurs en désarmement, relevait de l’escroquerie intellectuelle. Hormis le fait que la résolution 678 se situait elle-même dans une dérive contestable du rôle et des responsabilités du Conseil de sécurité, la réactiver n’avait pas de sens dès lors que son objectif, la libération du Koweït, avait été atteint. Elle avait cet objectif pour but et seulement celui-ci.
D’autres dans l’entourage du président Bush, ont considéré que l’intervention de 2003 était légale en tant qu’exercice du droit à la légitime défense. Il s’agit de la thèse hautement contestable de la légitime défense préventive qui n’a aucun fondement juridique. Ni la jurisprudence internationale, ni la doctrine n’ont jamais conféré de sérieux à cette thèse et de très nombreux auteurs, y compris aux États-Unis ont conclu à l’illégalité de cette intervention. Il faut mentionner aussi l’analyse discutable qu’a livrée une partie de la doctrine selon laquelle le Conseil de sécurité aurait postérieurement légalisé l’usage de la force et l’occupation de l’Irak par les États-Unis qui a suivi. Citant les résolutions 1483, 1500 et 1511, certains auteurs y ont vu une reconnaissance de facto de l’occupation américaine, ce qui serait une légalisation tacite des opérations militaires ayant conduit à cette occupation. Mais ils restent isolés et les propos tenus au Conseil de sécurité lui-même par certains États membres permettent d’écarter cette interprétation. Et devant l’ampleur de l’enjeu, à savoir qu’il pourrait y avoir extinction de l’interdiction du recours à la force considérée pourtant comme une avancée décisive du droit international, la doctrine européenne dans son ensemble a résisté et a conclu que l’intervention anglo-américaine en Irak était illicite.
Le droit international relativement à l’utilisation de la force armée n’en est pas clarifié pour autant. En effet, les tentatives de raccorder l’intervention hasardeuse de 2003 à celle de 1991 qui aurait, quant à elle, été légale, nous amènent à faire retour sur cette période. Et une analyse rigoureuse des évènements et de leur encadrement juridique montre que dès la première guerre du Golfe, la crise du système de sécurité collective était en marche. Le Conseil fut alors réduit à solliciter les États à chaque crise pour trouver des solutions de fortune. Dans les cas où ces solutions ont pris la forme de simples forces d’interposition (Casques bleus) sans mandat d’intervention, le système n’a pas été compromis. Mais chaque fois qu’il a été question, sous couvert du chapitre VII de la Charte, de mener des sanctions militaires contre un État, la défaillance du système a été criante. Cela fut le cas dès la guerre de Corée en 1950, quand l’armée américaine intervint avec quelques bataillons d’autres États. Et ce fut à nouveau le cas en 1990. Le 29 novembre, le Conseil de sécurité autorisa alors les États membres « à user de tous les moyens nécessaires » pour faire respecter la résolution 660 qui exigeait de Saddam Hussein qu’il se retire du Koweït. Il leur donnait donc un feu vert pour l’utilisation de la force armée et demandait seulement qu’ils le tiennent régulièrement informé. Sur ces bases, c’est une coalition de 35 pays qui mène à partir du 16 janvier 1991, l’opération « Tempête du désert ». En cinq jours, la coalition écrase l’armée irakienne et libère le Koweït. Les Américains qui sont maîtres de la manœuvre renoncent à cette date à poursuivre l’offensive jusqu’à Bagdad pour faire tomber le dictateur irakien. Un cessez-le-feu est donc signé avec l’Irak le 28 février 1991.
Était-ce une opération des Nations unies répondant aux critères du mécanisme de sécurité collective ? En réalité le Conseil a alors contrevenu aussi bien à la lettre qu’à l’esprit de la Charte. Les interprètes complaisants soucieux de présenter cette guerre comme fondée en droit s’appuyèrent sur l’article 42 du texte. Il y est dit que si les sanctions non militaires n’ont pas produit d’effet (ce qui était le cas), le Conseil peut entreprendre des actions militaires « exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de Membres des Nations Unies ». Mais ce texte est placé juste avant l’article décisif (43) qui en quelque sorte l’explicite en précisant que c’est par des accords spéciaux que des forces armées des États membres doivent être mises à la disposition du Conseil de sécurité. Et il est suivi par deux articles d’une importance capitale, qui confirment la nécessité en cas d’utilisation de la force pour une opération de sécurité collective, que les États membres s’effacent au profit du tiers impartial que devait être le Conseil de sécurité. « Les plans pour l’emploi de la force armée sont établis par le Conseil de sécurité avec l’aide du comité d’état-major » (article 46). Et ce comité d’état-major est responsable, « sous l’autorité du Conseil de sécurité, de la direction stratégique de toutes forces armées mises à la disposition du Conseil » (article 47, paragraphe 3).
L’esprit de la Charte était donc clair. Une opération de sécurité collective comprenant des sanctions militaires ne pouvait en aucun cas être déléguée à un État ou un groupe d’États agissant librement avec une simple obligation d’information du Conseil. Et si ce sont bien les forces des États membres qui forment les contingents de la mission de maintien de la sécurité collective du Conseil, il est impératif que ces forces soient « dénationalisées » par leur mise sous commandement international. C’est aussi cela qui a manqué. La guerre du Golfe de 1991 peut d’autant moins être validée selon le droit international qu’une fenêtre d’opportunité était alors ouverte à la communauté internationale pour dépasser le blocage initial. En effet, avec la fin de la Guerre froide survenue deux ans auparavant, l’obstacle à la passation d’accords spéciaux prévus par la Charte pour la constitution de forces réellement internationales avait disparu. L’ultimatum fixé à Saddam Hussein le 29 novembre 1990 tout en lui accordant un délai, permettait de mettre enfin en œuvre l’article 43 de la Charte prévoyant la constitution de forces proprement internationales mises sous le commandement du comité d’état-major. Il n’en fut rien, car l’esprit du multilatéralisme était déjà mort.
Rappelons encore ici comment le Conseil de sécurité qui avait d’abord pris des sanctions économiques dans le but explicite d’obliger l’Irak à se retirer du Koweït, une fois ce résultat obtenu, a cependant prolongé ces sanctions sous la forme d’un embargo meurtrier pour la population. Or le but des sanctions ayant été atteint, celles-ci auraient dû être levées. Le Conseil les a reconduites pendant douze ans par des résolutions qui énuméraient les nouvelles conditions à remplir par l’Irak, notamment en matière de désarmement, pour qu’il y soit mis fin. Nous devons ajouter encore à cette instrumentalisation des Nations unies pour servir les intérêts de certaines grandes puissances, le fait que dans certains conflits, le Conseil de sécurité n’ait pas hésité à donner mandat à l’Otan de réaliser des opérations militaires au nom des Nations unies (Bosnie en 1995, Libye en 2011). Or l’Otan est une alliance militaire défensive, clairement orientée à servir les intérêts de certains États contre la crainte de menaces en provenance d’autres États. Partisane par nature, elle ne pouvait en aucun cas prendre en charge des opérations militaires exécutées au nom des Nations unies. Celles-ci pour être crédibles doivent être le fait d’un organe chargé de l’intérêt commun et non d’un groupe développant des intérêts particuliers.
On le voit, la guerre des États-Unis contre l’Irak de 2003 s’est inscrite dans une instrumentalisation du système de sécurité collective qui a conduit à sa ruine. Aujourd’hui, les guerres en cours, dans le Tigré, dans l’est de la République du Congo, en Syrie, en Palestine, au Yémen, en Ukraine, sont la démonstration implacable de l’effondrement de ce système. On peut l’accepter et même pour certains s’en réjouir et activer le réarmement afin de se placer dans la guerre de tous contre tous. On peut aussi regretter l’échec d’une utopie fondatrice, mesurer les conséquences de cet échec, notamment en termes de crédibilité des grandes puissances au regard des autres États du monde, et considérer qu’il est urgent de se demander comment la réactiver.
Les Irakiens, en 2023, continuent de vivre dans un pays instable, avec un État faible, un système politique corrompu, une pauvreté étendue, une jeunesse frustrée, des niveaux de violence et d’insécurité moindres, mais toujours relativement élevés. Vingt ans plus tard, peut-on affirmer qu’il ne reste absolument rien de positif de cette équipée américaine en Irak? Non, même si elle a d’abord et avant tout été une calamité, une catastrophe à maints égards. L’invasion américaine de 2003 est un événement majeur, meurtrier, qui a lancé le XXIe siècle sur un mauvais pied. Un événement qui, par un retour de pulsion impérialiste, signe également d’un déclin américain, a sans doute fait reculer l’Irak et certainement modifié ses horizons. La stabilité et la prospérité promises ne sont pas, ou pas encore, au rendez-vous. La faute des États-Unis devant l’Histoire, une erreur stratégique, qui restera pour toujours. Les États-Unis ont globalement perdu la guerre d’Irak et leur guerre globale.
Le bilan de cette aventure est difficile à établir. Jamais on ne connaitra le nombre exact de morts irakiens : des centaines de milliers pour les uns, un million selon d’autres. À quoi il faut ajouter les innombrables réfugiés, la destruction des infrastructures, l’effondrement du système éducatif . En gravant dans le marbre un confessionnalisme politique qui partage le pouvoir entre sunnites, chiites et Kurdes, les apprentis sorciers américains ont rendu le pays ingouvernable. Et aujourd’hui encore, les États-Unis continuent à contrôler les revenus du pétrole irakien entreposés dans les coffres de la Banque centrale. Quant aux conséquences géopolitiques, elles sont loin de correspondre aux rêves des néoconservateurs qui prédisaient l’émergence d’un Irak démocratique solidement allié à Israël.
Pour tous ces crimes – crime d’agression, crimes contre l’humanité et crimes de guerre – aucun responsable occidental ne sera jugé. Ni George W. Bush, ni Tony Blair, ni Silvio Berlusconi, ni José Maria Aznar ne seront trainés devant un tribunal international comme de vulgaires responsables africains. Trop vite, ce conflit a été passé par pertes et profits, une « erreur » certes, mais dont on ne tirera aucune leçon : n’évoque-t-on pas à Washington et à Tel-Aviv une nouvelle expédition contre l’Iran ? Cette amnésie permet de comprendre le scepticisme des peuples et des gouvernements du « Sud global » à l’égard de l’invasion russe de l’Ukraine. Non qu’ils l’approuvent, la plupart l’ont condamnée, mais ils restent sceptiques face aux discours occidentaux s’indignant de l’agression de la Russie, de l’inadmissibilité de l’occupation d’un territoire par la force, des crimes de son armée. Leur conviction est faite : les Occidentaux ne défendent pas en Ukraine le droit international, la paix et la démocratie, mais leurs seuls intérêts. Ils en voient une preuve supplémentaire dans le refus des États-Unis et de l’Union européenne de prendre la moindre mesure pour faire cesser l’occupation de la Palestine qui, elle, dure depuis des décennies.