La fin de l’hégémonie occidentale ?

La fin de l’hégémonie occidentale

Le monde est-il au bord de changements géopolitiques internationaux, avec de nombreux signes qui indiquent que l’ère de l’hégémonie occidentale touche à sa fin, avec un monde, qui se dirige vers la multipolarité en politique et en économie. L’Europe, cette péninsule excentrée de l’immense continent eurasiatique, a dominé politiquement, économiquement et militairement le monde, du XVe au XXe siècle mais cette domination touche à sa fin. La guerre en Ukraine, les tensions sur le théâtre européen et la probable confrontation des États-Unis avec la Chine, dans l’hypothèse d’une annexion de Taïwan, sont des indications d’une réelle instabilité des relations internationales, d’autant plus que le choc énergétique actuel a rebattu les cartes des sphères d’influences.

Il apparait de plus en plus que les grands changements géopolitiques de ce siècle seront probablement provoqués par la Chine et la Russie et que le monde deviendra au moins bipolaire et très probablement multipolaire. Pour la première fois dans l’histoire moderne, l’Orient est désormais sur un pied d’égalité avec l’Occident. La Chine a rattrapé les États-Unis dans de nombreux domaines technologiques et menace de battre les États-Unis dans certains d’entre eux. Ce pays est la deuxième superpuissance du monde, son potentiel économique et son degré de participation à l’économie mondiale sont en constante progression. D’ailleurs, les dirigeants chinois se comportent de plus en plus agressivement et ne cachent pas qu’ils traitent désormais l’Occident avec mépris, se rapprochent de la Russie et veulent enfin résoudre le problème de Taiwan. Dans ce contexte, il n’y a pas encore de guerre mondiale, mais il y a bien une guerre mondialisée. Un grand bouleversement géostratégique est en cours et celui-ci transforme fondamentalement la structure du système international mis en place depuis la fin de la Guerre froide. L’époque où le monde observait l’invasion américaine de l’Irak ou de l’Afghanistan est révolu. L’époque des guerres occidentales, avec leur cortège de milliers de morts, touche à sa fin. A quoi ont servi toutes ces guerres et toutes ces vies arrachées, mutilées. Toutes ces tueries sur la conscience irréprochable d’une Amérique « gendarme du monde », sur la conscience irréprochable de l’Otan, de ses alliés, de cette légendaire communauté internationale et de ses valets belliqueux ? Les guerres, que l’Otan avait l’habitude de mener loin de ses frontières se rapprochent désormais, le conflit en Ukraine, en est l’illustration. Cette guerre amorce la fin de l’hégémonie occidentale dans le monde. Le théâtre d’opérations ukrainien s’inscrit au sein d’une lutte à l’échelle mondiale entre grandes puissances, certaines défendant l’ordre établi après 1989 alors que d’autres, la Russie en tête, souhaitent mettre fin à l’expansion indéfinie de l’Otan, à l’ordre libéral économico-politique et au système unipolaire mené par les États-Unis.  Si le continent latino-américain dans son ensemble présente un calme relatif et n’est affecté que par des crises sociales comme à l’accoutumée, si l’Afrique elle-même ne compte momentanément aucun conflit de haute intensité, il en va différemment de l’Eurasie et de ses cinq milliards d’habitants sur 54 millions de km2. Elle concentre actuellement les trois principaux lieux de tension, à savoir l’Ukraine, Taïwan et l’Iran. Ce qui ressort désormais de ces conflits, c’est l’incapacité de l’Europe à gérer ces crises et à faire entendre sa voix. L’Europe s’en tient à suivre aveuglément Washington, à compter les coups et en recevoir. Le 9 novembre 1989, la chute du Mur a clos la « guerre civile européenne » selon Ernst Nolte[1] enclenchée par l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914 ou plus précisément la Révolution d’Octobre, le 6 novembre 1917. De nombreux commentateurs ont alors cru en une Europe supranationale qui garantirait la paix éternelle et la prospérité pour tous, en attendant de « convertir » l’humanité souffrante aux seules valeurs qui vaillent : laïcité pour tous, droits individuels, libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes, lutte contre les populismes et les égoïsmes nationaux… Tout cela a volé en éclats avec l’offensive russe du 24 février 2022. La prospérité a laissé la place aux restrictions et à l’inflation pour tous. La nation et le patriotisme ont fait leur grand retour, en Europe et particulièrement en Ukraine et en Russie. Et désormais les verts allemands, pacifistes de toujours, sont devenus les champions de la guerre et du réarmement allemand. Dans ce conflit entre l’Ukraine et la Russie, l’Occident aura fait une triple erreur: celle de l’arrogance dans les années 1990, celle de la compromission dans la période la plus récente et celle de l’escalade.

Beaucoup d’encre a déjà coulé pour expliquer comment Vladimir Poutine a considéré l’expansion de l’Otan au sein de la sphère d’influence russe héritée de l’Empire soviétique, en Europe de l’Est, dans le Caucase et en Asie centrale, comme une menace directe à la sécurité de la Russie. La Russie a donc réagi avec force à cette menace spécifique. Une Ukraine devenant membre de l’Otan, même si son adhésion n’était pas imminente, aurait pratiquement complété son encerclement sur sa frontière occidentale par une alliance ouvertement hostile à Moscou, alors que la Pologne à l’est, les pays baltes au nord et la Turquie au sud, sont déjà membre de l’Alliance atlantique. De plus, l’Ukraine possède une longue frontière avec la Russie complètement dépourvue de défense naturelle et qui offre de ce fait une voie directe et difficilement défendable vers Moscou. Ceci représente un cauchemar stratégique pour le Kremlin dans l’éventualité de l’adhésion ukrainienne à l’Otan et l’invocation de l’article 5 de la constitution de l’Alliance atlantique contre la Russie, cet article obligeant l’entrée en guerre de tous ses membres contre un pays ayant agressé un des membres de l’alliance. En d’autres termes, nous assistons à une guerre préventive contre une invocation future de l’article 5 par un pays limitrophe à la Russie en s’assurant que celui-ci ne devienne jamais membre de l’Alliance atlantique.

La Russie n’est pas la seule à adopter cette logique. La Chine pourrait bien percevoir l’élargissement de l’Otan à des pays comme la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon, des possibilités qui ont déjà fait l’objet de certaines discussions au sein de l’alliance, de la même façon, comme un encerclement de facto par une alliance potentiellement belliqueuse. Si l’article 5 de la constitution de l’Alliance atlantique constitue avant tout un outil dissuasif à l’encontre d’une puissance qui voudrait s’en prendre à un membre de l’Otan, la menace de représailles préventives de la part de cette puissance devient maintenant en elle-même une mesure de dissuasion envers certains pays qui penseraient se joindre à l’Otan. Derrière l’armée russe qui a envahi, une partie du territoire ukrainien se manifeste une opposition à l’avènement du monde libéral voulu par l’Occident et les États-Unis, mais que d’autres puissances, comme la Russie et la Chine, conçoivent comme étant contre leurs intérêts stratégiques, une menace à leur souveraineté ou même une entrave à leurs propres ambitions hégémoniques, surtout dans le cas de la Chine. L’Occident considère comme une évidence que le libéralisme (la démocratie, le marché libre, les droits individuels, ou l’individualisme) représente l’aboutissement de la civilisation humaine, la « fin de l’histoire » comme l’affirmait Francis Fukuyama.

Que ce soit au travers des forces armées américaines ou par l’entremise de différentes ONG et des institutions internationales œuvrant partout dans le monde, l’exportation de ce modèle de démocratie libérale dans différents pays et dans des régions toujours plus éloignées des limites du monde occidental peut, par contre, être perçue négativement par les nations qui en sont la cible et qui le vivent comme une forme de prosélytisme idéologique conquérant au service de la puissance américaine. Cette mondialisation idéologique opérée par différentes ONG internationales qui, disons-le, œuvrent souvent de pair avec les agences de renseignements occidentales et américaines mène à une véritable guerre de l’ombre entre mouvements pro-occidentaux et les répressions de dirigeants souvent prorusses qui anticipent ou suivent ces révolutions de couleurs. Par alliés interposés, chacun cherche à étendre ou à maintenir sa sphère d’influence. Cette lutte clandestine entre services de renseignements occidentaux et russes se cache derrière certains mouvements « spontanés », souvent organisés et financés par des intérêts occidentaux, qui ont émergés au sein de l’espace postsoviétique lors des « révolutions de couleurs » pro-occidentales en Serbie en 2000, en Géorgie en 2003, au Kirghizistan en 2005, ou même au Kazakhstan en janvier 2022, sans oublier la révolution orange de 2004 et la révolution de Maïdan en Ukraine en 2014, cette dernière étant directement liée aux événements que nous vivons actuellement. Cette révolution de Maïdan fut largement comprise par Moscou comme étant manipulée par des intérêts occidentaux cherchant à éloigner l’Ukraine de la sphère d’influence russe par une intégration à l’Union européenne et à l’Otan, et la réponse du président Poutine fut de fomenter sa propre insurrection à l’aide d’opérations clandestines au sein des régions ukrainiennes russophones à l’est du pays, tout en procédant à l’annexion par les forces russes de la Crimée, une région très largement russophone et où la population demeurait attachée à la Russie ; en plus de permettre le contrôle du port stratégique de Sébastopol, pour le déploiement de la marine russe. Le conflit ukrainien est donc l’expression la plus violente, la plus extrême, d’une guerre conventionnelle entre États, d’une lutte commencée de longue date, qui comprend sa part de jeux subtils et de manipulations à plusieurs niveaux qui se jouent dans les coulisses des institutions civiles, à travers les médias et au sein des institutions internationales. Pour toutes ces raisons, ceux qui s’attendent à ce que la Chine condamne fermement les actions russes seront sûrement déçus. La puissance chinoise pourrait bien elle aussi faire valoir, dans un futur proche, son propre « droit » à intervenir dans sa sphère d’influence, que ce soit en lien avec Taïwan, dans un énième conflit avec l’Inde ou bien pour concrétiser ses prétentions territoriales maritimes en mer de Chine et dans la région de l’Asie-Pacifique. En ce sens, condamner la Russie ne servirait qu’à confirmer un système international hégémonique, que la Chine considère comme un obstacle à ses propres ambitions. Pour le président Poutine, la fin du système bipolaire actif durant la Guerre froide, et donc le maintien de l’équilibre de la puissance et de l’influence sur les affaires mondiales des États-Unis et de l’URSS, offrait une certaine neutralité dans le fonctionnement des institutions internationales au sein desquelles le bloc soviétique pouvait faire valoir ses intérêts alors que les deux puissances se maintenaient en échec mutuellement. Le système international qui émergea de l’effondrement de l’Union soviétique a transformé ces institutions en outils de projection de puissance idéologique pour les États-Unis. Le résultat fut que l’idée du marché libre et des droits individuels comme idéal supérieur à toute tradition ou vision collective du bien commun domine désormais ces institutions alors que ces idées servent trop souvent à justifier l’ingérence dans les affaires de pays souverains. La guerre en Syrie contre le régime de Bachar Al-Assad fut un exemple frappant de cette collision entre deux visions du monde, l’une libérale et l’autre souverainiste. L’Occident avait comme objectif le départ du président Al-Assad, accusé d’avoir réprimé son propre peuple dans le sang, tandis que les Russes souhaitaient pour leur part consolider le régime du président Al-Assad dans le combat contre l’État islamique. À la Syrie, on pourrait ajouter plusieurs exemples d’ingérences approuvées par les institutions internationales, même si cela ne fut pas fait, de manière tacite. Les cas de la guerre des Balkans dans les années 1990, l’invasion de l’Afghanistan en 2001, l’invasion de l’Irak en 2003 et la décapitation du régime de Mouammar Kadhafi en Libye en 2011, le statu-quo dans le conflit en Palestine, en sont des exemples frappants.

Force est donc de constater qu’au sein de ce monde unipolaire, les États-Unis et l’Occident se sont octroyés un droit d’ingérence et donc le droit de renverser des régimes pour des raisons humanitaires, ou au prétexte de propager les droits de l’homme et la démocratie. Si ces raisons peuvent sembler louables, ce droit d’ingérence rend le système international particulièrement instable aux yeux des Russes et de la Chine, puisque la menace d’un changement de régime perpétré par les États-Unis pèse virtuellement sur tous les pays. La Chine et la Russie y voit la mise en œuvre d’un système légitimant la toute-puissance américaine et l’intervention de celle-ci dans des régions vitales pour leur sécurité. De leur point de vue, ce monde unipolaire est une menace que seule la bipolarité peut contenir véritablement. L’invasion de l’Ukraine, mais aussi les opérations russes en Syrie et en Asie centrale au sein des anciennes républiques soviétiques comme le Kazakhstan, en Géorgie, ainsi que les activités du groupe Wagner, cette société militaire privée au service du Kremlin, dans plusieurs pays de l’Afrique subsaharienne se comprennent par ce désir de Moscou d’offrir une alternative, une opposition même, à l’unilatéralité américaine, pour rééquilibrer le système international.

Pour le grand public, ce conflit prend les allures d’une guerre qui n’est que le résultat d’une agression russe « non provoquée » décidée par un dirigeant autoritaire ayant perdu toute connexion avec le monde qui l’entoure, une impression que les médias entretiennent à la fois par conformisme idéologique et par ignorance. La réalité est tout autre. La réaction russe aux avancées des intérêts occidentaux était non seulement prévisible, mais annoncée. L’un des grands instituts américains de recherche en géopolitique, la RAND Corporation en 2019, avertissait que « les planificateurs américains devraient considérer les futures pertes significatives (perçues) potentielles de la Russie (en matière d’équilibre des pouvoirs régionaux) comme des indicateurs potentiels d’une action militaire [russe]. » Et si l’émotion que suscitent les images qui défilent sur les écrans est compréhensible, il faudra, en temps et lieu, passer à une analyse plus froide et rationnelle de ce conflit pour en tirer les leçons qui s’imposent et surtout pour anticiper le monde qui vient.

Les confrontations ne se limitent donc pas aux seuls champs commerciaux et militaires. Elles passent aussi par l’idéologie, laquelle ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux. Les démocraties occidentales promeuvent leurs valeurs à travers une doxa universaliste et inclusive qui est portée par les autorités publiques, les organisations non gouvernementales et les entreprises. Reste que ces « valeurs » passent de plus en plus mal comme l’atteste leur rejet violent dans une grande partie du monde, en Inde, en Afrique et bien sûr en Chine. Les Occidentaux peinent à comprendre ce rejet car ils continuent à penser que tous aspirent à vivre comme eux.  La guerre froide reposait sur un équilibre des forces par la terreur. Le danger c’est que cet équilibre n’existe plus. Le monde occidental est profondément fragmenté et en dix ans, de 2008, année des Jeux Olympiques de Pékin, à 2018, date à laquelle le président Trump a lancé la guerre commerciale, la Chine est passée du statut de puissance émergente à celui de challenger. Les dirigeants chinois se comportent de plus en plus agressivement et ne cachent pas qu’ils traitent l’Occident avec mépris, se rapprochent de la Russie et veulent enfin résoudre le problème de Taïwan.

Désormais, les Américains ainsi que Taïwan sont visés par la Chine, tandis qu’un conflit fait rage en Europe. Le statu quo (« un pays, deux systèmes ») qui avait prévalu depuis 1997, année de la rétrocession de Hong Kong, est définitivement brisé. Cette affirmation du pouvoir de Pékin s’inscrit donc dans une stratégie globale, laquelle repose sur une confrontation constante et le choix, comme celui pris par la Russie, de mettre systématiquement ses adversaires devant le fait accompli. La Chine agit pour préserver ses intérêts vitaux, dans ses agissements consistant à aménager au sud de la mer de Chine des zones de polders qu’elle occupe désormais militairement ou encore, vis à vis de l’Inde sur le plateau du Doklam en 2017, ou au Ladakh. Cette stratégie a un nom: c’est celle du déni d’accès. On peut craindre que la deuxième étape soit, au-delà de Hong Kong, une annexion de Taïwan par la force dont la Présidente, appuyé par les États-Unis, ne ménage pas leurs efforts pour soutenir les éléments pro-démocratiques de Hong Kong. Depuis les années 1970, les États-Unis et le monde occidental s’étaient rapprochés de la Chine, au point même d’en faire progressivement le partenaire privilégié. Dans les années 1980, les services de renseignement américains échangeaient fréquemment des informations avec les services chinois qu’ils ne partageaient pas avec leurs homologues européens. Avec la chute de l’URSS et la mise en place de la mondialisation, à la fin des années 1980, ce fut une nouvelle étape dans le rapprochement avec la Chine. Contre les principes qui lui avaient permis de gagner la Guerre froide, l’Occident passa l’éponge sur la politique intérieure chinoise. Les États-Unis et l’Europe ont encouragé la population chinoise à accepter le : « enrichissez-vous mais sans être électeurs » de Deng Xiao Ping. Le président Donald Trump a tenté de corriger les asymétries créées par l’aveuglement vis-à-vis de la Chine. Cette dernière a en effet substitué son industrie à l’industrie occidentale, contre l’accumulation de dollars. L’entrée de la Chine dans l’OMC s’est donc passée dans des conditions qui n’auraient pu être acceptées pour aucun autre pays. Le monde chinois est lui-même fragmenté: Chine continentale communiste contre Taïwan dont la situation géostratégique et le statut de démocratie restent le principal défi adressé à Pékin. Ce que l’on peut craindre, c’est un dérapage, une irrationalité et un rapport de plus en plus passionné qui opposera la Chine à ses adversaires. La passion dans les relations internationales n’augure jamais rien de bon. L’opinion taïwanaise risque par ailleurs se radicaliser en choisissant la voie irréversible de l’indépendance. Et ce choix conduira inévitablement à une guerre qui loin de se limiter au contexte régional débouchera sur une déflagration mondiale. Il n’est pas impossible de penser que le choix pour Pékin de passer à l’offensive interviendra d’ici 2025, si les parties en présence décident de ne pas jouer la carte de l’apaisement. Cette offensive tous azimuts de Pékin évoque une fuite en avant. Même de hauts gradés comme Qiao Liang, auteur d’un ouvrage important de la pensée militaire chinoise contemporaine – « La guerre hors limites », ose prôner publiquement une stratégie moins offensive, plus prudente, conscient sans aucun doute de la très grande fragilité de la Chine à la fois sur le plan militaire et économique. La Chine pas plus que les États-Unis d’ailleurs ne peuvent prétendre à l’hégémonie. Toutefois, chaque jour davantage, nous nous rapprochons un peu plus de ce que Graham Allison a appelé le « piège de Thucydide ». C’est à dire que nous risquons d’entrer dans une logique de guerre. Elle serait dévastatrice. Pour l’ensemble de l’humanité, pour le peuple de Chine notamment qui, après quarante ans d’efforts prodigieux, connaîtrait l’une des pires catastrophes de son histoire. La Chine est dans un plan d’hégémonie régionale. Mais elle doit composer avec d’autres puissances nucléaires et géants économiques, à commencer par l’Inde et le Japon, sans compter que les États-Unis sont très présents en Asie. La République Populaire a développé son projet de « nouvelles routes de la Soie » pour investir les milliards de dollars qu’elle a en réserve et pour asseoir son influence et devenir moins dépendante du marché américain: en direction de l’Europe et de l’Asie, en particulier. Cependant, la confiance dans la Chine est en train de s’effondrer. Telle l’URSS de la grande époque, la Chine opprime très lourdement des nationalités (Ouïghours et Tibétains) installées dans sa sphère de domination et elle multiplie les tentatives d’arrondir ses frontières.

Désormais, aux États-Unis, que l’on soit démocrate ou républicain, l’ennemi c’est désormais la Chine et secondairement la Russie. Il est urgent que l’Union Européenne œuvre pour un apaisement de ces relations potentiellement explosives. Elle seule en tant que médiatrice en a encore les moyens. Et la France peut jouer un rôle clé.  Nous assistons à une crise de l’hégémonie. Les vieilles puissances n’ont plus la main sur les affaires du monde. Nous pouvons le constater avec les États-Unis, qui ne gagnent plus les guerres et qui au contraire y laissent beaucoup de leur autorité et de leur crédibilité. Il en est de même au niveau des puissances régionales. Celles du Nord, anciennes, ne parviennent plus à s’imposer dans leur zone d’influence. C’est le cas par exemple de la France en Afrique. Nous avons vécu le temps de la bipolarité de la Guerre froide, au cours duquel l’hégémonie américaine était certes contestée, mais bénéficiait d’une adhésion forte car l’Europe occidentale croyait en sa capacité de protection face à la menace soviétique. Aujourd’hui, l’hégémonie américaine n’est plus crédible, et elle est même dénoncée. Tout ceci conduit, chez les contestataires, à une retour de l’adhésion au cadre national et à leurs repères identitaires. Nous constatons à travers le monde, un nationalisme assez conservateur et un identitarisme, qui s’exprime de différentes manières, qui vont du retour du religieux à la méfiance à l’égard des étrangers et des migrants. On l’observe particulièrement aux États-Unis, qui ont porté la mondialisation autrefois, mais qui en deviennent aujourd’hui les principaux contestataires. Cette mondialisation, qui s’était construite, autour de l’euphorie néo-libérale dans les années 1990.

Le monde est désormais entré dans une séquence historique où toute forme de domination est fragilisée. La domination chinoise est mise en échec, comme les dominations américaine, russe, iranienne au Moyen-Orient. Mais la Chine n’est pas sur la même trajectoire que les États-Unis. Il y a eu assez tôt dans le pays un discours critique à l’égard de l’hégémonie américaine, qui dénonçait surtout son caractère irrationnel. Pour les dirigeants chinois, l’hégémonie pratiquée par les États-Unis est très coûteuse et finalement ne rapporte pas grand-chose. L’idée de la Chine est de promouvoir une autre forme de domination, davantage axée sur l’économique, qui laisserait de côté l’aspect politique et veillerait à ne pas intervenir dans les conflits militaires extérieurs. Mais est-ce que ce nouveau modèle de domination, qui repose sur le découplage de l’économique avec le politique et le militaire, pourra être maintenu longtemps, ou bien est-ce qu’il va se rapprocher des anciennes formes d’hégémonie, conduisant la Chine à s’impliquer dans la politique et les conflits mondiaux ?

En conclusion, les deux pôles du continent eurasiatique se sont engagés dans des voies similaires depuis l’âge de bronze : un développement marqué par l’urbanisation, l’essor des écritures et des cultures savantes, le développement du commerce et la mécanisation de la production. L’Asie et l’Europe n’ont donc pas suivi deux dynamiques différentes, mais simplement des variantes d’un même processus. Chaque partie du continent a connu des phases de prospérité et de déclin (comme ce fut le cas au Moyen Âge européen). L’avance occidentale au 19e siècle a laissé penser que sa trajectoire était unique et singulière. Mais le dynamisme actuel de l’Asie montre qu’aucun obstacle culturel, institutionnel ou social ne bloque son développement. Si la thèse de Jack Goody est juste, la domination de l’Occident sur le monde n’aura donc été qu’une courte parenthèse historique.

[1] Ernst Nolte – « La guerre civile européenne: 1917-1945 » Editions des Syrtes, Paris, avril 2000.