La prolifération des défenses antimissiles

La prolifération des défenses antimissiles

Tandis que les zones de conflits essaiment à travers le monde, la menace semble, plus que jamais, venir du ciel. C’est face à ces menaces que les défenses antimissiles ont proliféré ces dernières années. La défense antimissile est l’ensemble des moyens mis en œuvre pour contrer la menace que représentent les missiles balistiques pour les forces armées sur les théâtres d’opérations et pour les populations sur les territoires nationaux. À son origine pendant la guerre froide, la défense antimissile avait pour principal objectif de défendre les territoires américains et soviétiques contre les missiles balistiques intercontinentaux. Son important développement depuis le début du XXIe siècle est la conséquence de la prolifération des missiles balistiques, dans un contexte géopolitique marqué par les conflits au Moyen-Orient, par la montée des tensions en Asie et même en Europe qui s’amplifie depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022.

Depuis le début des années 2000, la prolifération d’armes de destruction massive et de missiles balistiques à courte et moyenne portées conduisent à donner une priorité forte au développement de la défense antimissile de théâtre dans l’objectif de protéger les forces armées et les sites sensibles. Aussi, la défense antimissile évolue vers une intégration plus forte avec la défense antiaérienne pour mieux parer l’ensemble des menaces aériennes sur les théâtres d’opérations, qu’il s’agisse de missiles balistiques, de missiles de croisière ou d’avions de combat. Actuellement, les États-Unis mettent en œuvre un « Dôme de fer » ou un « Dôme doré », tandis que la Russie, le Japon et la Corée du Sud poursuivent leurs efforts et que la Chine, dernière venue, a récemment présenté le HQ-19. L’annonce récente du président Donald Trump sur la construction d’un système de défense antimissile ambitieux, surnommé le « Dôme Doré », a suscité un intérêt croissant et des spéculations parmi les experts et les industries de la défense. Ce système, principalement basé dans l’espace, pourrait non seulement transformer la stratégie de défense des États-Unis mais également profiter significativement à des entreprises comme SpaceX, dirigée par Elon Musk. Toutefois, la faisabilité de ce projet gigantesque soulève encore de nombreuses questions.

La distinction entre défense antimissile de défense de territoire et défense antimissile de théâtre opérant au profit des forces déployées s’estompe dès lors que les systèmes deviennent complémentaires et qu’une trame se forme. C’est d’autant plus le cas que deux types d’intercepteurs brouillent les cartes. Le THAAD [1] (Terminal high altitude air defense), utilisé par l’US Army, peut frapper jusqu’à une altitude de 150 km des cibles variées allant jusqu’au missile de portée intermédiaire, avec un essai d’interception de ce type réussi en 2017. De même, le missile SM 3 peut frapper à plus de 900 km d’altitude, et jusqu’à plus de 1000 km de son point de lancement. Ces brouillages catégoriels ont été l’un des facteurs qui ont contribué à la dégradation des relations américano – russes dans les années 2000, Moscou estimant que les travaux américains étaient de nature à affaiblir sa dissuasion ; et Washington se retirant en 2002 du traité ABM. Les contours du futur « Dôme de fer » américain ont été délimités dans un « Executive Order » publié le 27 janvier 2025. Le futur système implique de revenir à une posture plus maximaliste, envisageant une défense contre tous les types d’engins balistiques et hypersoniques et les missiles de croisière. Ce faisant, il s’agit, en plus des nécessaires systèmes de détection, de revenir à des déploiements depuis l’espace afin de permettre l’interception en phase ascendante, tout en disposant d’une protection des combattants déployés, dans un contexte, en l’occurrence, d’insuffisances bien réelles des capacités américaines. Ce faisant, les dilemmes stratégiques liés à la dialectique de la défensive et de l’offensive en stratégie nucléaire qui avaient été observés durant la guerre froide referont surface.

Comparativement, l’URSS puis la Russie n’ont pas été en reste. Moscou s’est également rapidement employé à déployer, dès la fin des années 1950, les systèmes A, A-35 puis A-135, ce dernier étant entré en service opérationnel en 1995. Les travaux se poursuivent sur l’A-235, dont l’un des missiles, le PL 19 Nudol, a été engagé dans un essai antisatellite le 15 novembre 2021. La Russie dispose également de systèmes de défense de théâtre de longue portée. Le missile S-500 Prometei/Triumfator M autorise ainsi des interceptions de missiles balistiques à moyenne portée, et probablement de missiles balistiques à portée intermédiaire, jusqu’à 500 km de distance et à une altitude comprise entre 100 km et 200 km. La Russie a en outre une riche tradition en systèmes lourds endoatmosphériques de défense de théâtre avec les SA 12A/B (S-300V) et leur version modernisée SA 23.

Sur l’échiquier européen, la défense antimissile est historiquement une affaire américaine. La mise en place de l’ALTBMD (Active layered theater ballistic missile defence) par le double déploiement de quatre destroyers Aegis dotés du missile SM‑3 en Espagne et, surtout, la construction et la mise en service de deux bases Aegis Ashore en Roumanie (2016) et en Pologne (2024) a été source de fortes tensions entre les États-Unis et l’OTAN d’une part et la Russie d’autre part. Pour Moscou, le déploiement de capacités présentées comme devant intercepter un pseudo éventuel tir iranien est susceptible de remettre en cause sa capacité dissuasive. Mais techniquement, l’argument est douteux parce que face aux États – Unis, les missiles russes seraient tirés via le pôle Nord, à une distance nettement supérieure à celle atteinte par les SM‑3. Par ailleurs, quand bien même la portée de ces derniers serait suffisante, les 48 missiles basés à Deveselu et à Redzikowo (24 pour chaque base) sont évidemment trop peu nombreux pour intercepter plus de 2000 têtes stratégiques. D’ailleurs, les États-Unis avaient offert à la Russie, début février 2022, d’opérer des visites de vérification, sur la base d’un régime de réciprocité. On note par ailleurs que 48 missiles Tomahawk ne représentent que la moitié d’une salve de destroyer Arleigh Burke, dont plus de 60 unités sont en service Stratégiquement, la Russie craint un usage de ces bases pour d’autres fonctions, c’est-à-dire le tir de missiles de croisière Tomahawk, mais semblait surtout considérer que les décisions de déploiements n’auraient pas dû être prises, à l’époque, sans son aval. Les intentions de l’administration Trump à l’égard des déploiements européens sont toutefois encore peu claires et Moscou pourrait chercher à utiliser le changement de donne politique pour négocier un retrait de ces capacités. Berlin, de son côté, doit recevoir cette année la batterie Arrow‑3 et les missiles commandés en 2023 à Israël pour 3,5 milliards de dollars. Un missile qui été développé avec des fonds américains, Washington ayant autorisé son exportation en 2023.

Reste le cas européen, avec les projets HYDEF (Hypersonic defence) et TWISTER (Timely warning and interception with spacebased theatre surveillance) respectivement confiés à des consortiums emmenés par la firme espagnole SENER et par MBDA. Ce dernier a présenté son missile Aquila pour la première fois en 2023. Mais aucun essai n’est encore programmé pour ce qui n’est encore que de la R&T, et surtout aucune commande n’est encore passée. En l’occurrence, ces programmes européens de missiles antibalistiques acquièrent une importance renouvelée dans un contexte où le tir d’un engin de portée intermédiaire à charge conventionnelle Oreshnik soulève en France, où était adoptée en mars 2025 une posture ouverte à une dissuasion étendue, notamment la question de la nature de la riposte. La possibilité d’attaques conventionnelles sur le sol européen non français implique, en l’état actuel, un « tout ou rien nucléaire » qui n’est pas, politiquement ou stratégiquement, tenable. Une défense de territoire couplée à des capacités balistiques conventionnelles apparaissent comme des moyens de résoudre ce dilemme.

En Asie, les développements les plus significatifs en défense antimissile ont été observés en Corée du Sud et en Chine. Au fil des ans, la posture antimissile de Séoul a considérablement évolué. D’abord sous le «parapluie nucléaireaméricain » comprenant le déploiement de charges sur place jusqu’en 1992, elle a cherché à développer des capacités antimissiles au fur et à mesure des annonces nord – coréennes. Disposant de radars d’alerte avancée « Green Pine », Séoul s’est ensuite dotée de SM 3, qui seront à terme lancés depuis neuf destroyers de la classe « Sejong Daewang ». Face aux essais nord-coréens, les États-Unis ont déployé une batterie THAAD avant que Séoul ne conçoive son propre système, le L SAM. Le L SAM I, testé pour la première fois le 22 novembre 2022 et dont le développement s’est achevé en décembre 2024 avec une production qui a commencé cette année, ce système anti-missile doit intégrer deux versions. La première est un missile antiaérien de longue portée, l’un des rares à pouvoir opérer dans la très haute altitude, tandis que la deuxième est un système antimissile endoatmosphérique, jusqu’à 60 km d’altitude et 150 km de distance. Le développement du L-SAM II a été lancé en janvier 2025. Il porte sur un système exo-atmosphérique proposé lui aussi en deux versions. La première, dite HAI (High altitude interceptor) est un intercepteur hit-to-kill dont plusieurs briques technologiques ont déjà été testées et dont l’altitude d’engagement maximale serait de 120 km. La deuxième, le GPI (Glide phase interceptor) est destiné à l’interception de charges hypersoniques et pourrait mener des interceptions jusqu’à 180 km d’altitude. Dans le bas du spectre, Séoul dispose également du M-SAM, ou Cheolmae 2, conçu en coopération avec la Russie, et d’une portée de 40 km. Système antiaérien, il a également des applications antimissiles dans le bas endoatmosphérique .

En Chine, le développement des systèmes antimissiles s’est accéléré, sur fond d’accroissement des capacités nucléaires stratégiques. Le DN-3, premier intercepteur exo-atmosphérique a été testé avec succès au moins en 2018 et en 2021 et aurait également des fonctions antisatellites. Il semble basé sur le missile balistique DF-21. Ce missile est doté d’un système de guidage terminal infrarouge le rendant apte à frapper des groupes aéronavals qui constituent encore un instrument majeur de la puissance militaire des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni. La Chine construit aussi plusieurs radars, dont un à Jiamusi, dans la province de Heilongjiang (nord-est du pays) et met en place une constellation de satellites d’alerte avancée. Dans le domaine endoatmosphérique, le missile HQ-19 a été présenté pour la première fois au salon de Zhuhai de novembre 2024, mais semble testé depuis 2010. Comparable au THAAD américain, il pourrait intercepter des cibles évoluant jusqu’à 10.000 m/s, jusqu’à une altitude de 200 km et une portée de 300 km, la batterie disposant d’un radar offrant une portée de 4.000 km. Le HQ-26 serait en cours de développement. Semblable au SM 3, il serait déployé depuis les croiseurs Type 055.

En ce qui concerne le Japon, ce pays possède 6 navires équipés du système Aegis naval et a en construction deux unités supplémentaires. Ce pays possède également sept batteries de Patriot PAC-3. Les États-Unis déploient aussi des moyens importants de défense antimissile au Japon, des Patriot, des navires Aegis et des radars d’alerte AN/TPY-2.

La défense antimissile s’appuie sur un ensemble sophistiqué de capteurs d’alerte avancés qui permettent la détection des cibles et de missiles qui permettent leur interception. Ces capteurs et missiles sont pilotés par des systèmes de commandement et de contrôle qui permettent de hiérarchiser les menaces et d’optimiser l’emploi des systèmes d’armes disponibles. Des armes utilisant des technologies avancées comme le laser à haute énergie sont en développement, mais les projets menés jusqu’à ce jour n’ont pas abouti. Il reste évident qu’en cas d’échange de tirs et quelque-soient la qualité des défenses actives et passives, et la sophistication des armes des deux partis, il y aura de part et d’autre des « trous dans la raquette » et des villes importantes seront stratifiées.

Pour mémoire, la Russie et les États-Unis détiennent ensemble environ 87% de l’inventaire mondial des armes nucléaires, assez pour détruire le monde à de nombreuses reprises. La Russie compte 5.459 têtes nucléaires tandis que les États-Unis en ont 5.177, selon la Fédération des scientifiques américains (FAS). Il faut également rappeler que la possibilité d’utiliser l’arme nucléaire en réponse à une menace conventionnelle grave a abaissé le seuil strictement nucléaire. Et la possibilité d’utiliser l’arme nucléaire en réponse à une menace conventionnelle grave abaisse le seuil strictement nucléaire. En reconnaissant des scénarios non nucléaires comme des attaques conventionnelles massives, ou du soutien externe, comme potentiellement déclencheurs, les nouvelles doctrines ouvrent la porte à l’emploi nucléaire hors d’un strict cadre de riposte à une attaque nucléaire. Cette conception peut permettre, en pratique, des frappes nucléaires visant à freiner une avancée conventionnelle ou à imposer une cessation d’hostilités jugée nécessaire sur un théâtre d’opérations.

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[1] Le nom THAAD vient de la manière dont fonctionne le système de défense aérienne – interceptant les missiles balistiques entrants pendant leur phase finale de vol – appelée » phase terminale » – en s’écrasant contre eux (« hit-to-kill »). Il a la capacité d’intercepter des cibles à l’intérieur et à l’extérieur de l’atmosphère. La particularité des systèmes THAAD est qu’ils ne transportent pas d’ogives. Les missiles THAAD s’appuient sur l’énergie cinétique de l’impact pour détruire les missiles qui arrivent. Les radars THAAD sont capables de détecter et de suivre les missiles en approche à des distances de 870 à 3.000 km